Il est possible de faire tout le tour de la métropole à vélo en longeant le bord de l’eau. Pédalez d’une région à l’autre, de la campagne à la ville, traversant des vallées urbaines bétonnées et longeant l’arrière des maisons et ses petits jardins moroses, pour passer du paysage ouvert ondoyant aux plaines vertes. L’eau…
Sur une carte de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, on peut voir non seulement les routes, mais aussi les cours d’eau. L’eau forme un anneau bleu qui longe et traverse une région densément peuplée. Cet anneau est constitué du canal Bossuit-Kortrijk, côté est, qui relie l’Escaut et la Lys, et de la Deûle, côté ouest. Ces deux artères sont reliées au sud par le canal de Roubaix et la Marque, et au nord par la Lys.
Ces cours d’eau étaient autrefois le cœur battant du tissu urbain, mais le déclin de l’industrie textile et le développement du transport routier ont entraîné une diminution du transport fluvial. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, bon nombre de cours d’eau ont perdu le rôle qui leur avait été attribué. Le regard sur l’eau a également changé : le trafic automobile représentait l’avenir, tandis que l’eau faisait partie du passé. L’eau a été délaissée, et pendant des décennies, les nouvelles constructions ont tourné le dos aux rivières et aux canaux.
Cela fait maintenant plusieurs décennies que les villes et communes réévaluent l’importance de ces artères bleues. On construit à nouveau le long de l’eau, on se soucie davantage du développement paysager, et la qualité de l’eau s’améliore.

Zone interfluve
Notre balade le long de l’anneau bleu démarre à Courtrai. En 2015, cette ville a fêté la fin des travaux sur la Lys avec le festival « Les Délices de la Lys ». L’élargissement et l’approfondissement de la Lys ont entraîné une métamorphose du noyau urbain.
Je laisse le canal Bossuit-Kortrijk sur la gauche (pour éviter que cette balade à vélo ne soit trop ambitieuse), et je cherche le chemin le plus court vers la Vallée de l’Escaut : à travers les collines d’argile dans la zone interfluve entre la Lys et l’Escaut.
Je quitte la ville au niveau du parc Kennedy, qui ne cesse de s’étendre. Cette étrange proximité de bureaux et d’exploitations agricoles laisse une impression singulière. Le paysage de fermes délabrées est depuis peu agrémenté d’une touche futuriste. Un peu plus loin, les vaches paissent à côté de la Banque nationale. Mais je n’ai pas le temps de méditer sur les frontières de la ville ou sur l’importance de l’espace ouvert. En me dirigeant vers Bellegem et Dottenijs, je ne tarde pas à rencontrer des montées. Cela me permet de m’échauffer tout de suite pour le trajet qui m’attend. À Bellegem, je pénètre en Wallonie lorsque la Dottenijsestraat devient la Rue de Belleghem. Malgré son nom flamand, le Café De Os se trouve déjà sur le territoire de Dottignies.
Au loin, les voitures foncent sur l’E403 qui va de Tournai à Bruges. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, on aurait pu entendre une mouche voler ici, même si le béton et l’asphalte étaient déjà prêts à accueillir les voitures. L’A17/E403 était une autoroute fantôme offrant un vaste terrain de jeux pour les jeunes de Bellegem et de Rollegem. L’ouverture de l’A17, qui aurait dû avoir lieu dès 1986, a été retardée par une bataille communautaire. La Région wallonne et la ville de Mouscron refusaient de délivrer un permis de bâtir pour le tronçon final de l’autoroute, à savoir la partie entre Dottignies et la frontière avec Courtrai. C’est une décision flamande qui était à l’origine du conflit frontalier. En effet, le Gouvernement flamand avait retiré la N58 du Plan régional, empêchant un bon désenclavement de Comines. Les responsables politiques ne sortirent de l’impasse que dans les années 90 : la N58 fut prolongée par les Flamands jusqu’à l’A19, et les Wallons achevèrent le dernier tronçon de l’A17 (E 403). Depuis 1998, après quinze années de litige, il est possible de se rendre à Tournai par cette autoroute.

Un canal pour l’industrie
Je traverse la commune de Dottignies et découvre que c’est le jour du marché. Je passe devant de charmants petits cafés, comme « Au Repos des Alliés ». Cette route conduit tout droit au Canal de l’Espierres. Sur le territoire wallon, ce canal se distingue par les kilomètres de rangées d’arbres qui le bordent. Ces arbres ont également fait l’objet d’un conflit, au début des années 2000. En effet, un tronçon de 2,5 kilomètres du Canal de l’Espierres se situe sur le territoire flamand. L’autorité flamande a décidé d’y arracher les peupliers, dont les racines soulevaient le chemin de halage, et d’y planter des chênes. Une décision déplorée par les amoureux du paysage, car elle rompait la continuité de l’alignement d’arbres.

J’atteins le bord de l’eau et l’anneau bleu se déploie enfin sous mes yeux. Le canal découpe le paysage en ligne droite, et parallèlement à celui-ci s’écoulent la Grande Espierres et l’Espierres Noire. Je pédale vers l’ouest sous l’imposant alignement d’arbres. Des coureurs, des cyclistes et parfois un bateau de plaisance croisent mon chemin. Le sentier est revêtu d’asphalte, mais celui-ci a été endommagé par les racines des arbres. Il vaut mieux garder un œil sur la route.
Le Canal de l’Espierres – qui devient le Canal de Roubaix à partir de la frontière française – a été creusé au dix-neuvième siècle. L’industrie textile qui se développait à Roubaix et à Tourcoing avait besoin d’eau pour éteindre les incendies, pour faire tourner les entreprises, et pour assurer le transport, d’une part, des marchandises vers Gand et Dunkerque, et d’autre part, du charbon depuis le Hainaut et le Bassin Minier. Un canal pouvait parfaitement répondre à tous ces besoins. Le Canal de Roubaix permet de franchir le dénivelé entre la vallée de la Marque et de l’Escaut.
Dès le dix-septième siècle, l’architecte français Vauban avait émis l’idée de relier la Deûle et l’Escaut. Ce projet fut repris par le maire de Roubaix en 1813. Il fallut toutefois attendre 1827 pour voir débuter les travaux. Un premier tracé prévoyait la traversée de la colline de Croix par le canal, mais cela posa de nombreuses difficultés techniques et les travaux furent finalement interrompus.
En 1832, la Marque était canalisée, mais la liaison avec l’Escaut se faisait toujours attendre. Ce n’est que grâce à une rencontre entre le roi français Louis-Philippe et le roi belge fraîchement élu Léopold Ier que les travaux purent être relancés. Les Belges ne commencèrent à creuser leur partie du canal qu’en 1840, et les premiers bateaux purent rejoindre Roubaix depuis l’Escaut en 1843.
Restait encore à aménager la partie entre Roubaix et la Marque. Les ingénieurs n’avaient pas encore digéré l’échec des travaux à travers la colline de Croix, mais les industriels de Roubaix et de Tourcoing continuèrent de faire pression sur les autorités pour que la liaison soit réalisée. En 1877, les travaux furent enfin achevés : le canal de Roubaix était fin prêt pour la navigation. La liaison souterraine initialement prévue et à moitié réalisée pour le tracé de Croix allait devenir plus tard le célèbre Parc Barbieux.

Après l’inauguration de la liaison, le canal connut un grand succès. À ses heures de gloire, il voyait passer plus de 6000 bateaux par an. Cette période prospère dura plusieurs décennies et prit fin au début des golden sixties. Le transport routier semblait alors plus avantageux que le transport fluvial. De plus, il fallait presque trois jours pour franchir par bateau les dix-huit kilomètres, et presque autant d’écluses.
Le petit gabarit du canal était un autre inconvénient. Un projet visant à élargir et à approfondir le canal fut envisagé dans les années 60, mais il fut mis au placard au milieu des années 70. Vers le milieu des années 80, on mit un terme à la navigation sur le canal. Depuis une dizaine d’années, la navigation de plaisance est de nouveau possible sur le canal, grâce à un projet transfrontalier.
Bart Noels
Dans le prochain épisode, nous traverserons Roubaix et le nord de la métropole lilloise, et découvrirons les nombreuses activités le long de l’eau.
Merci à Zuidwest. Cette série de reportages a été publiée en 2016 dans UiT in Zuidwest