Une brasserie artisanale comme celle de De Ranke peut-elle être considérée comme un levier d’attractivité pour notre euro-région ? Le Grand Tour vous invite à faire plus ample connaissance avec la brasserie De Ranke à Dottignies où nous avons rencontré Nino Bacelle, co-fondateur, et Jean-François Damien, le bras-droit. Le tour de la question en 3…
Pour une mise en valeur digne d’une métropole européenne, les opérateurs et structures touristiques du territoire Lille-Kortrijk-Tournai concentrent depuis quelques années leurs efforts sur certaines filières comme les loisirs « nature », les événements, les musées, le shopping… et bien entendu le « tourisme gourmand ». Celui-ci associe le « manger » et le « boire ». Il est une forme de tourisme rural et d’agritourisme et inclut l’œnotourisme qui est en plein essor. Mais plus particulièrement sur notre terroir, il permet de plonger au cœur des traditions brassicoles. La bière en Belgique a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2016. De nombreuses initiatives sont apparues pour permettre aux visiteurs de vivre des expériences touristiques authentiques au travers de la quête de produits et de la rencontre avec les artisans-producteurs.
Citons entre autres l’Échappée Bière au départ de la ville de Lille, le Sentier des Abbayes Trappistes de Wallonie : Chimay, Rochefort et Orval (qui a encouragé plus localement chez nous des haltes « brassicoles » intégrées à de nombreuses randonnées) et le savoureux parcours proposé par le Rondje Roodbruin dans la région de la Lys.
L’incroyable développement des brasseries artisanales, depuis ces deux dernières décennies, a donné naissance à une multitude de nouvelles bières ainsi qu’à de nouveaux arômes.

Quelle est l’histoire de la brasserie De Ranke ? Comment tout a commencé et quelles sont les réalités aujourd’hui ?
Nino : « Tout commence dans les années 30 avec un négoce de bières (embouteillage uniquement) et une petite usine de limonade dans le Wijnberghoek de Wevelgem entrepris par Germain Noffels. Mes parents, Irène Noffels et Napoleone Bacelle, lui succèdent après la seconde guerre mondiale et créent la marque de limonades VALPO.
Je m’essaie à la fabrication de bières à partir de 1981 et je reprends, avec mon frère, le commerce de bières et l’usine de limonade en 1986. En 1989, la limonaderie est fermée et mon frère conserve le magasin de bières. De mon côté, je travaille dans une société de climatisation. Brasser devient un hobby.
Après de nombreux essais, je souhaite commercialiser ma propre bière. Je commence par brasser en louant les installations de la brasserie Deca de Woesten et, en 1994, 9000 litres de « Guldenberg » sont brassés.
Je rencontre l’année suivante Guido Devos, mon associé, par le biais de l’association de dégustateurs de bières H.O.P. dont il est un des fondateurs. Il est également brasseur-amateur depuis de nombreuses années.
En 1996, nous décidons d’unir nos connaissances et nos forces pour créer ensemble la brasserie De Ranke. Ce nom fait référence au houblon, qui est à notre avis la plante qui donne l’ingrédient principal de la bière. »

Après avoir brassé 11 ans à la brasserie Deca, nous avons décidé de démarrer notre propre brasserie. Nous avons racheté en 2005 les bâtiments d’une filature qui avait arrêté ses activités à Dottignies, dans la province du Hainaut, à la frontière linguistique.
En 2007, la production annuelle atteint les 1700 hl (170 000 litres), dont environ 60% sont exportés à l’étranger, essentiellement aux USA, Japon, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Suède, Finlande, Danemark, Italie, Autriche et en France. Aujourd’hui, je travaille à temps plein avec une équipe de 13 personnes. Le prochain défi est d’atteindre une production de 10.000hl/an. Nous exportons toujours majoritairement dans plus de 20 pays. »
Une belle success story, entreprise par de vrais passionnés, des « geeks de la bière » ?
Nino : « Oui, c’est vraiment cela ! Bien-sûr pour le moment je n’arrive plus vraiment à encore consacrer du temps dans l’action du brassage, mais je suis cela de près, enfin j’essaie, et je me repose aussi sur deux jeunes passionnés que sont Jonas et Sander. Tous les deux, jeunes trentenaires, ont pris la relève et tout leur savoir-faire fait merveille. »
Jean-François : « La réussite de l’entreprise doit aussi beaucoup au fait que l’on a surfé sur un courant porteur, un phénomène de mode qui ne semble pas prêt de s’arrêter puisque l’on accorde beaucoup d’importance, maintenant plus que jamais, à la typicité des produits du terroir et des produits artisanaux. Ils véhiculent une image d’authenticité et de culture qui correspondent aux attentes du touriste culinaire, du visiteur à la recherche d’une certaine qualité de vie ».
Nino : « De plus, nous avons choisi le parti pris de ne pas suivre la tendance actuelle des bières belges de grande consommation qui sont devenues de plus en plus sucrées.
Pour nous, pas de compromis sur le goût. Nos bières sont toujours équilibrées avec une amertume prononcée. Le choix d’utiliser uniquement les fleurs de houblon entières donnent le « caractère », le goût houblonné caractéristique de nos bières. Le brassage est plus long et plus laborieux. Nous ne réalisons qu’un brassin par jour, alors que d’autres en font beaucoup plus avec des pellets et des extraits ou ajouts d’additifs.
N.D.A. : Pour mesurer l’authenticité d’un produit (Etude de Sandra Camus, 2004) la dimension « géographique » doit être bien présente et ressentie par le consommateur. Dans la mesure où un produit du terroir est un produit rattaché à une région d’origine délimitée. Le produit a une identité puisqu’il « vient de quelque part ». Mais en même temps, le consommateur doit reconnaître par lui-même la sincérité, les valeurs morales et éthiques : « il faut être créatif et ne pas recopier les autres ». Puis, l’authenticité est très souvent associée de manière spontanée « au vrai », « à la vérité ».

« Brasser avec des fleurs de houblon entières est le choix logique quand on est dans une démarche de bon goût, de qualité et de tradition brassicole ».
Parlons un peu de vos produits. Quels sont vos « chevaux de bataille », vos fiertés ?
Jean-François : « Notre renommée internationale est bâtie sur la réintroduction des fleurs de houblon entières dans le brassage de nos bières. Nos bières amères authentiques au goût affirmé sont notre marque de fabrique.
Nino: « Notre brasserie a également une excellente réputation pour la production de bières acides à fermentation mixte, un assemblage de Lambic et de fermentation haute. Ces bières sont vieillies en fûts de chêne dans notre chai. Ce n’est donc pas si étonnant que la notoriété de la brasserie grandit d’année en année, en Belgique mais également dans de nombreux pays. Nous sommes très fiers de cette réalisation.

« Les foudres de bois permettent de développer des bactéries et leur culture savamment dosée est l’authentique savoir-faire du brasseur ».
Jean-François : « Ces bières plus acides sont très prisées par certains chefs de la restauration locale, notre cuisine du terroir. Nous entretenons avec eux de bons partenariats. Citons en exemple le Bloempot, la cantine flamande, à Lille ou encore le restaurant Boury à Roeselare.
« Un brassin par jour », vous faites donc le choix du qualitatif au dépend du quantitatif !
Nino : « Notre vision est très claire, et ce depuis le début. Indépendamment du succès commercial, nous souhaitons avant tout produire les meilleures bières, selon notre goût, avec des ingrédients naturels et en utilisant des méthodes traditionnelles.
Les cônes de houblon proviennent exclusivement de Forrest Farm, où Guy Lagache et son épouse cultivent pas moins de 11 variétés de houblon dans la campagne de Warneton. Pas de produits chimiques, des variétés rares de houblon sont disponibles. Elles sont plus difficiles à produire mais apportent une qualité irremplaçable.
Nos malts proviennent de la malterie du Château à Beloeil et de la malterie Dingemans à Anvers. »
« Pas de filtration, ni de pasteurisation », insiste Nino. « Au cours du brassage, nos bières ne sont ni filtrées ni centrifugées. La centrifugation ou la filtration permettent d’éclaircir la bière, mais ces processus lui font perdre une grande partie de ses composants gustatifs. C’est donc de façon naturelle, grâce à une garde plus longue, que nos bières s’éclaircissent.
La pasteurisation est une technique que de nombreuses brasseries adoptent afin de s’assurer que le goût de la bière ne changera pas avec le temps. Le gros inconvénient de la pasteurisation est que, comme la filtration et la centrifugation, elle entraîne une perte de saveurs.
Quasiment toutes les bières que nous produisons sont de fermentation haute. Concrètement, cela signifie que la fermentation se passe à des températures qui se situent entre +18°C et +30°C. A ces températures, plus de composants aromatiques se développent et donnent un goût plus riche et une palette d’arômes plus complexes à la bière.
Et enfin, la refermentation en bouteille permet à la bière de rester un produit vivant. Lors de l’embouteillage, une petite quantité de sucre et de levure est ajoutée à la bière. Ainsi, elle peut être conservée plus longtemps et fait l’objet d’une évolution gustative naturelle dans la bouteille. Le goût est donc influencé par le temps qui s’écoule entre l’embouteillage et la dégustation et par la manière dont la bouteille est conservée.
Ces processus demandent plus de temps et sont plus coûteux, mais garantissent à la bière son goût originel. Et puis c’est aussi notre philosophie ! »
Votre philosophie ?
Jean-François : « Le succès commercial n’a jamais été notre but principal. Plutôt que d’investir dans du marketing, nous préférons investir dans la qualité et la diversification de nos produits.
Notre souci premier est de trouver du plaisir à satisfaire une clientèle d’amateurs. Impossible de concurrencer ici en Belgique un marché qui est aux mains des grands brasseurs qui « banalisent » au goût du jour des produits de plus en plus standardisés. Les circuits de distribution sont cadenassés. Les grandes brasseries sont les propriétaires de la toute grosse majorité des cafés. Ce qui explique l’importance de notre distribution internationale. Cela ne nous empêche pas en Belgique d’occuper de plus en plus le terrain des vrais amateurs de bières, des gens qui recherchent plus la qualité en même temps que la rencontre conviviale avec des produits de caractère. La demande est encore en plein développement et essentiellement dans nos grandes villes comme Bruxelles, Bruges, Courtrai, Lille, etc. »
Nino : « Pour diminuer notre empreinte écologique nous avons pris des mesures spécifiques. Notre brasserie travaille exclusivement avec des matières premières locales : du houblon de la région de Poperinge et des malts de malteries belges. Une partie de l’énergie utilisée par la brasserie est produite par une série de chauffe-eaux solaires placés sur le toit de la brasserie. Nous n’utilisons, pour le nettoyage et la désinfection, que des produits biologiques et biodégradables. Autant que faire se peut, nous recyclons nous-mêmes nos déchets d’emballage (plastiques, cartons, verre). »

Et pour vous faire connaître, comment procédez-vous ? ?
Nino : « C’est essentiellement le bouche à oreille. C’est un milieu où brasser, c’est dans les gènes ! Ce sont les personnes, les amateurs qui tissent des liens entre eux. Cela va très vite… et puis, il faut aussi avoir de la chance, saisir certaines opportunités.
Jean-François : « Nous ne participons plus trop à des salons, mais nous développons de bonnes relations avec les gens du milieu du brassage de la bière… et aussi avec des vignerons. Ils font un peu le même métier.
N.D.A. : Il est intéressant d’aller vérifier sur le site Internet de De Ranke tous leurs partenaires (et distributeurs) en Belgique et à l’étranger. C’est assez impressionnant !
Nino : « Des groupes peuvent visiter la brasserie sur rendez-vous. La visite guidée de la brasserie avec les explications du processus de production est suivie de la dégustation de différentes bières. Mais nous avons voulu aussi tenir compte de l’évolution des comportements des visiteurs. On constate par exemple que de plus en plus de personnes cherchent à vivre chez nous une expérience inédite.
Nous avons ouvert le Taproom De Ranke qui jouxte notre bâtiment, rue du petit Tourcoing à Dottignies. Ce lieu qui se veut convivial et accueillant pour les « individuels », est ouvert le vendredi de 16h30 à 21h00 et le samedi de 14h00 à 20h00. Une visite de la brasserie est prévue le vendredi à 17h00 et le samedi à 15h30 (à 14h30, nederlandstalige rondleiding). Il y a possibilité d’assurer la visite dans les 3 langues : english, français ou nederlands à la demande. Mais ce n’est pas l’essentiel, ensuite chacun est invité à déguster les différentes bières et à partager ses découvertes en toute convivialité. Une petite restauration est disponible. Ces activités renforcent notre ancrage local, ce que nous ne voulons pas négliger. »
Serge Gramtine
Pour en savoir plus :
- L’Échappée bière sur https://tourisme.echappee-biere.fr/
- Les trois brasseries du sud de la Flandre occidentale, spécialisées dans la fabrication de bière rouge-brune, Rodenbach, Bockor et Verhaeghe sur https://www.toerisme-leiestreek.be/nl/rondjeroodbruin
- Bienvenue à la brasserie De Ranke sur http://www.deranke.be
- Le Bloempot, c’est le goût des Flandres, la découverte d’un territoire et de ses producteurs qui en font la richesse… Une cuisine enracinée réalisée uniquement avec des produits de notre terroir issus d’une agriculture paysanne biologique ou sauvage. A découvrir sur http://www.bloempot.fr/
- Le restaurant gastronomique Boury sur https://www.restaurantboury.be/
- A la découverte de la houblonnière de Warneton sur https://www.forrestfarm.be/
- La Malterie du Château, la plus ancienne de Belgique sur http://www.castlemalting.com/
- Good Beer Guide Belgium de Joe Stange et Tim Webb, 8e édition 2018 : Le guide (en anglais) entièrement indépendant du brassage de la bière en Belgique. Plus de 1000 bières et plus de 800 endroits réputés pour les goûter.