Ils sont nombreux, les danseurs de tango argentin. Et ils ne connaissent pas de frontières. « Notre langue, c’est la danse », affirment Jan et Grégory, des inconditionnels de danse. Nous avons pu participer à une des nombreuses milongas qui ont lieu dans la région frontalière. Si elles se déroulent pour l’instant à l’abri de la salle,…
Un dimanche après-midi dans le quartier Lange Munte de Courtrai. Le parking de l’église Saint-Paul désacralisée est bondé. Pour chaque plaque d’immatriculation rouge sur fond blanc, il y a une plaque d’immatriculation française se terminant par 59. C’est la fête, car Tango Kortrijk célèbre ses quinze ans d’existence. Et pour marquer l’occasion, le club organise un bal : le Salon de Madame Yvonne. À vrai dire, ce n’est pas tout à fait un bal : c’est une milonga. C’est le nom donné aux rencontres de danse pour les passionnés de tango argentin.

À la réception, je suis accueilli par Christelle Roelens et Robert Buttin. Un couple de danseurs. « Je viens de Lille », me dit Robert. « Et moi, de Courtrai », poursuit Christelle. « Nous avons appris à nous connaître en dansant, il y a neuf ans maintenant. » Aujourd’hui, ils ont déjà vu défiler 130 personnes à leur caisse. « C’est une réussite », se réjouit Robert. Une vingtaine couples occupent la piste de danse et le quintette de tango Tanguera joue avec ferveur. L’ambiance est magique, les regards intenses : danser le tango demande de l’engagement.

En tant que débutant, on peut venir regarder, mais on ne s’aventure pas directement sur cette piste de danse. Ce privilège est réservé à celles et ceux qui maîtrisent la danse. « C’est la raison pour laquelle nous avons fondé Tango Kortrijk, pour donner une chance aux débutants lors de notre salon de pratique hebdomadaire. Si vous voulez danser lors d’une milonga, les gens s’attendent à ce que vous maîtrisiez la danse », explique Jan Debrabandere, président de Tango Kortrijk. « Le tango argentin est une danse d’improvisation. Il faut donc acquérir les bases pour pouvoir varier dans les limites de celles-ci. » C’est un peu comme le jazz, m’explique Jan : avant de pouvoir jouer en solo, il faut maîtriser des accords et grilles d’accords. Le reste dépend de votre imagination et de vos compétences. Dans le tango, un partenaire guide l’autre. Il ou elle donne la structure au sein de laquelle le partenaire de danse peut apporter de la variation.

Grégory Demerville a créé un groupe similaire à Mouscron : « Aux frontières ». « J’ai commencé au début des années 2000 et ça me plaît toujours autant », dit-il en riant. « Oui, nous sommes habitués à participer aux événements de l’autre club. Quand on danse le tango dans notre région, on entend toutes les langues. En été, des Belges vont à Lille pour y danser les dimanches soir à la Vieille Bourse ; ils sont tous présents ici à cette milonga. Nous nous connaissons bien et la langue ne joue pas un si grand rôle. Notre langue, c’est la danse ! »
Grégory me montre comment inviter un partenaire de danse sans parler, avec des regards insistants. Et comment trouver une excuse élégante si vous ne voulez pas danser avec ce partenaire sur cette musique. Par exemple, avoir les pieds qui refusent de coopérer en raison de la fatigue. « Le tango est un tout, on en apprend tous les usages et toutes les facettes en le pratiquant. On n’apprend pas ça dans une école. » « Il y a beaucoup de petites règles si vous voulez », me glisse par la suite une dame enjouée. « À Courtrai, nous n’y sommes pas aussi regardants. Si on veut inviter quelqu’un à danser, on le fait, on va lui parler. » Après un moment d’observation, il me semble que tout le monde a raison : d’une part le jeu du regard et de l’invitation et d’autre part le simple fait de s’adresser à la personne. En tango argentin, on improvise manifestement tant sur la piste de danse qu’en dehors.

Pendant ce temps, la musique devient un peu plus forte. « C’est ça une milonga. Oui, ce n’est pas seulement le nom d’un événement de danse, c’est aussi celui d’une marche dans la musique tango. Le rythme est plus rapide : une milonga est plus énergique », dit Grégory. « J’aime quand ça peut devenir un peu plus intense. Le tango n’est pas toujours la danse calme élégante que vous avez vue jusqu’ici. Lors des soirées tango à Bruxelles, les jeunes optent pour les versions plus rapides. C’est également agréable. » Grégory fait l’éloge de la région frontalière en tant que biotope de la danse. « Une fois par an, nous organisons une rencontre internationale. Les gens viennent alors de partout. Via Lille, ils viennent en métro à Tourcoing d’où ils marchent encore quinze minutes pour nous rejoindre à Mouscron. Vous imaginez ? En métro jusqu’à Mouscron ? Ce sont peut-être deux pays différents, mais ils donnent l’impression de former un tout. »

De nombreux danseurs français et belges me le confirment quand nous faisons connaissance aux tables dispersées autour de la piste de danse. À la réception se trouvent des flyers d’événements de tango d’un peu partout. Ce petit monde s’avère former une seule et même communauté : on retrouve des prospectus de la majestueuse Vieille Bourse de Lille et de la salle de danse du Schouwburg de Courtrai. Mais aussi pour le « 2e bal de tango de Pâques » organisé dans la salle paroissiale ‘t Gaverke à Waregem. « Vaste parking et friterie prévus », vante le prospectus de Tango Boske pour sa prochaine rencontre.

Pendant ce temps, le groupe joue merveilleusement bien. Des hommes et des femmes de tous âges et de tous milieux se déplacent dans la pièce avec sensualité, majesté et hauteur. Les yeux fermés ou les yeux ouverts, tantôt manière chaude et intense, tantôt dans la frivolité d’un battement de pied, le jazz se joue avec les regards et avec les jambes. « Nous danserons plus tard », m’assurent Robert et Christelle au moment où je quitte la milonga. « Nous n’allons pas passer tout l’après-midi à la caisse. Nous sommes restés assis suffisamment longtemps ! »
Bart Noels
Foto’s: Lukas Noels