Les Passeurs de Mémoire de Chercq

« Si la naissance est une éventualité, la mort est une évidence » nous dit Domino Favot en actionnant une borne. Dans un soupir sonore, deux ailes de métal, œuvre de l’artiste belge Jean-Claude Saudoyez, se déploient lentement pour dévoiler un étroit passage de pierre, une traversée intime vers le jardin des Passeurs de Mémoire…

Plantée au sommet des anciens fours à chaux du Rivage Saint André bâtis à partir de 1840 à Chercq près de Tournai, une végétation sauvageonne a pris racine au sommet de la construction industrielle. Au détour de ce chemin organique, un premier passe mémoire accroche le regard. Sur un totem de métal « pas plus épais que les arbres qui poussent ici », un cercle de pierre, dessus, un nom, Jean Bonnet, une date d’entrée dans la vie, le moment de la sortie de l’existence, couronné d’un cube gravé de messages. L’un d’eux dit : « Que de combats pour la sécurité et la dignité humaine ». Jean Bonnet, décédé le 14 février 2015, était justement né à Chercq. Il fut un militant communiste et conseiller communal doté d’une grande ouverture d’esprit et d’une volonté farouche, celle de défendre les ouvriers. Tout un symbole, planté là sur ces fours à chaux, témoins de l’extraction de la pierre calcaire et du dur labeur des ouvriers.

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Les passe mémoires se multiplient au fur et à mesure de l’ascension, il y en a une centaine. Mais attention, tous ne sont pas « habités ». La démarche a cela d’original que c’est de vôtre vivant que vous choisissez l’endroit où vous reposerez et l’œuvre qui couronnera votre totem. On y croise donc les noms de connaissances toujours en bonne santé et qui profitent joyeusement de la vie. Et chacun espère que ses cendres rejoindront leur écrin de verdure le plus tard possible…

Au commencement : une idée farfelue

« Je regardais les petites annonces dans un toute-boîte et j’ai vu qu’il y avait un four à chaux à vendre » se souvient Domino Favot. Il faut savoir que l’homme est à l’origine du renouveau du Carnaval à Tournai et qu’un petit grain de folie fait partie de son ADN. Il contacte un ami, Mathieu Wilput, qui à son tour demande à deux autres camarades, architectes, leur avis.

De leur association est née la fondation FaMaWiWi, juxtaposition du début de leurs 4 noms de famille : Dominique Favot, Eric Marchal, Mathieu Wilput et Quentin Wilbaux. « Nous étions en concurrence avec un bijoutier tournaisien qui souhaitait en faire un espace d’exposition et un entrepreneur flamand qui voulait tout raser pour récupérer les pierres ! » Un sacrilège pour les 4 amis qui signeront le contrat d’achat un 1er avril et ce n’est pas une blague!

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Un travail de titans

Il fallait beaucoup d’imagination en 1997 pour concevoir le potentiel de l’endroit.  Les habitants s’en servaient comme décharge : « C’était le parc à containers de Vaulx et Chercq il y a 20 ans ! On y a retrouvé des tonnes de saletés qu’on a déblayés, des machines à laver, des poubelles, des vieux vélos et même un testament, peut-être un signe… » sourit malicieusement Domino Favot « On nous prenait pour des farfelus ! »

Coup de chance : l’endroit considéré comme ruine industrielle a pu être réaffecté en site naturel grâce à une orchidée exceptionnelle qui fleurit sur ses sommets.

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Restait à trouver une destination à ce lieu imposant. Là aussi, le groupe procède d’une façon peu commune. « Un Noël, chacun a déliré sur le lieu, ce qu’il aimerait en faire et à la fin de la soirée, on s’est dit que si on en faisait un dancing ou un bar à thème en bordure de l’Escaut, on ferait fortune mais ce n’était absolument pas ce que l’on souhaitait. Il fallait garder un respect pour ce lieu qui dégage une poésie rare et ça, ça a supplanté tout le reste ». C’est comme cela que de fil en aiguille est né l’idée des Passeurs de Mémoire.

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Tu es poussière…

« Au départ, nous avons dû demander une dérogation pour la dispersion des cendres parce que c’était interdit en Belgique. Trois ans plus tard, c’est devenu général, on pouvait répandre où on voulait » raconte Domino au fil de la promenade « Une personne est venue un jour et nous a dit, en frissonnant, que ce lieu était habité d’âmes. Cela me semblait évident mais j’ai appris ensuite que les terres de l’ancien cimetière de St Quentin et sans doute une partie des ossements avait été déposée ici, alors oui effectivement, il doit y avoir beaucoup de vieilles âmes ici ».

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L’Art du souvenir

Nous croisons un passe-mémoire affublé d’un nez de clown : « Ce Monsieur était un farceur, très vivant et très joyeux et chaque année ses enfants offrent un nouveau nez rouge à son totem ».  Ailleurs, ce sont des silhouettes qui ornent le sommet des poteaux, des couples sont installés côte à côte… «Ca me rappelle aussi l’histoire d’une dame, toujours vivante, qui a fait installer son passe-mémoire et qui a fait envoyer des faire-part à ses amis pour inaugurer sa dernière résidence secondaire. Elle a fêté ça avec eux au champagne ! »

Sur une œuvre, cette phrase « Je suis car tu es donc je deviens pour t’aider à être » : elle personnalise le passe-mémoire d’Albert Jacquard, le célèbre biologiste, généticien et essayiste français décédé en 2013.  L’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique a toujours tenu des discours humanistes pour stimuler la conscience collective. Il a notamment écrit : « « Mon objectif, ce n’est pas de construire la société de demain, c’est de montrer qu’elle ne doit pas ressembler à celle d’aujourd’hui ».

Victime d’un grave accident, Albert Jacquard, défiguré, refusait de se regarder dans un miroir. « En franchissant le portail du jardin de mémoire, il a senti un immense soulagement, une réconciliation avec lui-même et a ensuite accepté de se confronter à son image » se souvient Domino avec émotion. Séduit par le projet des Passeurs de Mémoire, Albert Jacquard leur a offert une conférence et les bénéfices des entrées. En remerciements, la Fondation a marqué son passage sur terre avec ce totem.

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C’est la mort qui rend le lieu vivant mais pas seulement…

Les grandes salles voutées au pied des fours à chaux et ouvertes sur l’Escaut offrent des espaces d’exposition, de spectacles et de rencontres. A côté, les anciennes écuries des chevaux qui transportaient vaillamment la pierre calcaire, abritent des ateliers de création pour sculpteurs, forgerons, designers…

« Et puis il y a ce jardin avec ces traces de vie sur terre grâce aux passe-mémoires. D’ailleurs, j’ai déjà le mien là-haut. Les cendres ne doivent pas forcément y être déposées, c’est vraiment la trace d’un passage » explique Comète qui avec d’autres comme Nicolas, Maud et Geneviève a rejoint la Fondation FaMaWiWi. « C’est un lieu avec vue sur l’Escaut, c’est paisible et beaucoup de personnes sont touchées par l’idée. Nous ouvrons l’endroit à la Toussaint, comme tous les cimetières ! La différence c’est qu’il y a des musiciens et que je vis ça comme un moment poétique dans le recueillement. C’est davantage une célébration de la vie que de la mort ».

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Et pour boucler la boucle de l’existence, « Un jardin de naissance », situé plus loin le long du rivage, a été inauguré l’an dernier. Ce 25 novembre à 10h30, la plantation de l’arbre 2018 célébrera la naissance des tout-petits nés en 2017.  

Ces lieux rappellent finalement qu’entre la naissance et la mort, il faut se hâter de vivre pleinement en harmonie avec la nature et les autres.

Aniko Ozorai

  • Le 1 er novembre « la fête des feus » – de 14 à 16h ouverture du jardin de mémoire
  • Rue de Calonne- Pont de Vaulx à Chercq
  • www.famawiwi.com
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